Pourtier

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Le peintre et le néant.

Pour comprendre l’œuvre de Jean – Pierre Pourtier.

 

Le corps comme un langage.

 

Situation I. Mars 1946. Quelque part à Mantes la Jolie, Jean – Pierre Pourtier sort de la plénitude maternelle, deux ans avant qu’un autre artiste, qui en a fini celui– là avec le jugement des autres, tire le rideau de la scène, et rejoignent le néant : Antonin Artaud.

On ne peut comprendre le travail et l’œuvre de Pourtier si l’on ne saisit cette coïncidence de deux vies, l’une qui fait irruption, l’autre qui prend fin. ( Dirions– nous, un peu lacaniens, que l’une prend fin, quand l’autre prend faim ).

La question de l’émergence d’un être au sortir du néant, le problème d’être là, (oui, le dasein), projeté dans le monde, lorsqu’on sait que l’origine est absence, Pourtier les vit avec d’autant plus d’acuité que la résolution de sa propre origine reste posée : Jean-Pierre ne connaît pas son père. Il n’empêche.

‘je suis’, constate-il.

 

Alors vient toute la difficulté d’être, qui se traduit par la difficulté de parole, ou même, l’absence de parole. ‘ les maux sont les maux ’ écrit Pourtier pour ne pas dire le vide de l’origine, le vertige d’exister.

Car énoncer les mots, c’est nommer le néant.

Car essayer de dire la déréliction, peut devenir ou creuse déclamation, ou vérité obscène.

‘Le bestiau de l’être / les yeux fermés / je marchais / béquillant dans le matin, à la recherche du bestiau / de l’être ’ – Antonin Artaud : Pour en finir avec…-

 

Comment se libérer alors de ce chaos qui est en soi, comment s’en sortir ?

 

Jean-Pierre Pourtier pense que seul le corps peut libérer l’homme privé de parole.

Et c’est ainsi qu’il commence à peindre, des corps, des corps masculins, des corps féminins, seuls sur la toile, ils s’exposent à la représentation.

Ceci se passe dans les années soixante.

 

On sait que cette époque fut celle de l’engagement : on milite, on travaille, on bourlingue. Jean-Pierre a dix huit ans. Il est ouvrier – militant dans l’usine où il travaille, fraiseur / tourneur. Le soir, il est militant ouvrier, il est dans l’action politique.

Au tout petit matin, il puise dans la bibliothèque de son épouse d’alors, qui est professeur de philosophie. Etudie, seul.  A 6 heures, il prend le train de banlieue, qui l’emmène à l’usine. Début du travail à 7 heures 12.

 

Voyages.

Au Sénégal en 1965, deux ans plus tard, au Canada.

C’est là qu’il peint des ventres, des pieds.  Les ventres, il les a appris chez Dürer, gravures de femmes ventrues, fragilité de la chair mûre. Les pieds, il les a observés, dessinés auprès de Michel-Ange, les corps, les vrais, ceux qui ne sacrifient pas aux canons classiques, chez Rodin, plus tard chez Picasso.

 

Puis il s’en prend à la sculpture. Encore des êtres, émergeant du néant.

 

Pourquoi le corps ?

Parce que, dit Pourtier, il ‘dépasse le « je » représentatif, qu’assied notre image sociale’, celui que chacun se construit.

Les psychanalystes diraient aussi le moi, le moi du langage, par opposition au « je » du Réel.

Le corps arrache l’être du néant.

 

Le chaos est en soi. Le corps propulse vers l’autre, les autres. Il est un langage. Il dit ‘les tensions projetées, libérées,’ ‘les signes et les symboles de cet être vivant.’

Chez Pourtier, l’acte de créer est toujours associé à une libération, constitution d’un être qui prend corps, abandonne ‘ l’entrave de lui-même ’.

Encore Artaud : ‘ pour vivre il faut avoir un corps.’ ‘non, le corps, on se le fait soi-même, ou alors, il ne vaut pas et ne tient pas / et il vient du mérite et de la qualité, il vient des actes faits.’ (dossier de Pour en finir avec…)

Et aussi : ‘du néant interne / de mon moi / qui est nuit / néant / inflexion / mais qui est explosive affirmation / qu’il y a / quelque chose / à quoi faire place : mon corps.’ (Pour en finir avec..)

 

Questions essentielles ( existentielles ) de néant, d’être, de liberté, que      Jean-Pierre Pourtier  traduit dans les termes de : pulsion / matière / connaissance.

Son travail est une ontologie.

 

Donc, il peint, il sculpte la matière.

Mais pas seulement.

Car l’artiste a recours à un autre moyen, la poésie et les textes poétiques, qui lui permettent de dire sans être prisonnier du carcan du langage ordinaire. Il est vrai que la poésie est un langage libre qui convient à Pourtier. Il peut s’y révéler sans se montrer, il montre sans décrire.

Voilà pour le langage.

 

verso-detail-10elements-9ai.jpgLa matière prend corps.

 

Ses premières expositions datent des années quatre – vingt. Pourtier a une trentaine d’années. Auparavant, autre aspect primordial pour comprendre sa démarche - plus loin il en sera question -, il a vécu dans le milieu de la psychiatrie, infirmier spécialisé, à l’Hôpital de la Chesnaie, dans le Loir et Cher.

C’est là qu’il rencontre des êtres hors les normes, des femmes beaucoup, des hommes, que la psychose soustrait aux apparences.

 

Ceux qui connaissent ce monde savent que dans les hôpitaux, les âmes tout comme les corps sont souvent dénudés.

Pourtier les capte dans ce qu’ils ont de plus sensible, dans leurs pulsions aussi.

 

Mais l’entrée en art ne se fait pas de façon linéaire.

L’artiste participe à plusieurs expositions entre 1982 et 1985, à Paris, Béziers, Castelnaudary, Paris à nouveau. Pendant quatre ans, il finit d’apprivoiser la matière, sans montrer son travail.

Maintenant, la matière, Pourtier la connaît, il la domine, il sait la forger. Lorsqu’il arrive à Toulouse en 1989, il ouvre un atelier, donne des cours de sculpture, monte une fonderie dans laquelle il réalise des pièces de grande dimension pour des artistes comme Frédérica Matta, pour laquelle il exécute les parties en relief du métro de Lisbonne, F. Schein, Kriki, Pucci di Rossi..

Il collabore également avec les galeries GKM à Stockolm, Baudoin-Lebon, Down Town, Loft à Paris.

 

Peintures.

Sur la surface rugueuse des toiles, il peint ces corps, dépouillés, accroupis, comme n’étant pas encore déployés, renversés, basculés, bref, des corps émergeants.

Ils apparaissent sur le fond de la toile, à peine se distinguent-ils du brouhaha du néant dont ils conservent la même matière, les mêmes tonalités. Des gris, du noir, de l’ocre, des blancs.

Les corps se détachent par la lumière qui les éclaire, non par la couleur. Les membres se dessinent, contour au trait appuyé, imprécis. Des êtres désarticulés.

Puis, sur d’autres toiles, les membres tentaculaires sont lancés dans l’inconnu : le corps prend forme, l’être se libère, il se déploie, se construit.

 

L’homme nu, donc encore inconvenant, se déplie peu à peu, au fur et à mesure des toiles de Pourtier, mais surtout dans ses sculptures.

 

Puisqu’il lutte contre l’angoisse de la liberté, ‘l’homme est projet, c’est à dire que sa conscience se jette en avant d’elle même, vers l’avenir.’ (Sartre. L’Etre et le néant)

Un bronze de 1998 intitulé l’homme sur l’homme, et plusieurs de ses toiles, montrent un personnage superposé à un autre ; des autoportraits possèdent deux têtes. Ils éclairent la pensée de l’artiste, pour lequel l’être qui existe sort de soi et se construit sur lui même.

 

Et ainsi, au fil des pièces sculptées, - d’abord en polyester, en marbre qu’il a appris à tailler à Carrare, puis en bronze, maintenant aussi en résine époxy – on vit les personnages de Pourtier se déployer, aspirés vers le haut, mus par une terrible force ascendante, jusqu’au point de détachement.

Les corps s’élèvent, en torsion, en volutes, creux, faisant apparaître leurs face interne, externe, et l’enveloppe.

Un unique pied, une seule pointe de pied parfois, retient la sculpture au sol, et contrarie l’immense force  qui la fait s’élever.

Dialectique de la liberté et de la peur du vide.

 

Dans la Victoire en chantant, bronze de 1995, le corps est transformé en une forme unipode, érigée, hérissée, tous membres en érection.

Une autre pièce de bronze, intitulée la danseuse, est une allusion à une danseuse de Degas. Comme la ballerine, elle est en équilibre sur la pointe du pied, elle va se détacher du parquet, elle risque bien de s’envoler.

La pulsion, ici permise par la danse, Jean-Pierre Pourtier l’a portée dans son travail jusqu’au point de rupture.

Pulsion vitale, qui ‘tente de dépasser, par delà, le corps figé, engourdi’.


L’être en équilibre.

 

De son travail dans des établissements hospitaliers, Jean-Pierre gardera toujours une proximité avec la psychose, et cette proximité est une constante de l’artiste. Il sait, pour avoir côtoyé et même partagé la vie des malades, que la limite entre le moi et le soi, et entre le rationnel et le pathos est si mince, si tenue, que la vie sociale ne tient qu’à un fil.

Mais sont-ils moins vrais ceux qui n’ont pas réussi leur entrée dans le monde des autres, ceux dont le corps ne s’est pas déplié comme il aurait fallu ?

Cette limite franchie de l’équilibre, on la trouve dans des travaux qui retiennent le souffle, par exemple la poignante ‘ femme basculée ’ réalisée en 1999, où toute la masse du personnage sort de l’axe constitué par le bord externe du socle.

Mêmes corps déjetés, même figures propulsées hors du cercle, dans d’autres pièces, sans titres, de 95 et 96.

 

Trois vers d’un poème de la main de Pourtier expliquent : ‘claudiquant d’un jambage majeur / les extensions en torsions / prisent au dévers de l’écart.’

 

Ici, Pourtier est aux franges d’un équilibre précaire, le point de détachement n’est plus celui d’un envol, d’une pulsion libératrice, mais il peut être celui au delà duquel l’homme rebascule dans le pathos.

Ou bien l’être se réalise dans sa névrose, ou il retourne dans le chaos dont il s’était extrait.

Ces pièces, qui sont hors des limites, sont peut-être pour cela parmi les plus sensibles qu’ait réalisé l’artiste.

 

Il faut évoquer Francis Bacon et Lucian Freund, deux peintres dont l’œuvre repose aussi sur la recherche de l’identité, pas seulement de leur propre identité, mais celle de l’humanité dans ce qu’elle a de plus intime et de plus abrupt.

Etats de la chair, chez Lucian Freund, complexité des carnations de ces corps impudiques, exposition frontale de l’humain dénudé ; sublimité du corps. Chez son comparse Bacon, cruauté de l’homme qui apparaît et qui s’efface, qui se dissout dès qu’il s’affirme aux yeux des autres.

Un lien unit les trois artistes, Bacon, Freund, Pourtier : la recherche de soi se situe dans et hors le champs social.

 

On pourrait encore évoquer les figures mises à mal par le monde de Jean Fautrier, réduites à leurs surface, à leur contour, au sujet de certaines sculptures, comme ‘ Etre froissé ’ ( 1999 ), ‘ le noir blanc mensonge ’ (1999 ), où le corps évidé de toute épaisseur ne subsiste que par son enveloppe.

Pour les réaliser, l’artiste a mis au point une technique de fonte directe, extrapolation de la technique à cire perdue, qu’il a nommé carton – bronze.

 

Il se trouverait enfin, dans cet environnement immédiat, un Asger Jorn, par la liberté de la figuration, et aussi dans une affinité historique de la situation.

 

‘Dévotion / pure et simple de l’univers / où l’ici et le maintenant étaient de rigueur. ’ 

A la différence près que l’un, Jorn, affirme hautement la liberté des sens, tandis que l’autre, Pourtier, cherche dans la pulsion du corps et des sens, une libération de l’être.

 

Le corps libéré.

 

2001. Jean-Pierre est installé à Ventenac, près de Foix, en Ariège.

Il y crée ‘Jeux d’ombres’, un superbe ensemble monumental ( 7m. x 4,5 m.) de huit éléments qui met en scène huit figures, ou plutôt ce que l’on dirait voir des êtres drapés dans leur propre peau.

Ils s’élèvent, se déroulent d’un jambage métallique, s’ élargissent dans l’espace. La texture – carton inclus dans de la résine de polyester stratifiée – est celle d’une peau épaisse, d’un drap rugueux. 

Ils sont corps et enveloppe.

Désincarnés, évidés de leur chair, ils existent par le regard des autres : pour la première fois, en effet, dans le travail de Pourtier, l’homme est présent dans un groupe, il est parmi les autres.

D’où la composition qui organise ces figures comme sur une scène de théatre, celui du monde.  A l’évidence, ces figures écorchées, déployées, éclatées, recroquevillées, se regardent, elles se parlent.

 

Dans le même temps qu’elles affirment leur présence, elle disent aussi l’absence de leur corps.

‘ l’état du manque / jusqu’à ce que pauvreté d’éléments vidés sévis / d’absence en absence ’ dit l’artiste à propos de ce travail.  

Les formes, contournées, mouvantes, drapés et plissements en défroissement, sont les acteurs de leur existence.

 

Elles sont le résultat de cette genèse accomplie de l’homme en dehors du néant primaire. ‘ Ils déchirent l’air, couvrant l’être hors ’.

Le résultat de cette force de vie qui sourd dans la composition magnifique, est un ensemble de corps libres, ayant évacué la matière, et dont le superflu ôté a laissé place à la ‘connaissance’, c’est à dire à l’esprit.

 

Il se pourrait qu’avec cette pièce majeure, l’artiste soit parvenu au seuil du troisième terme de sa trilogie : pulsion, matière, connaissance.

 

Le dilemme qui se pose alors à l’homme de Jean-Pierre Pourtier  est celui- ci : Ou j’existe, et j’aliène une part de ce que je suis, ou bien je suis, au risque de rester seul avec mon corps, en flagrant déséquilibre.

 

Mais osciller entre le néant et le vide, n’est-ce pas ce qu’on appelle vivre ?

 

11 06 2002

Denis PUECH

Galerie Denis Puech

 

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